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Affronter ses épreuves

Affronter ses épreuves

Mais que se passe-t-il ? La lumière est si intense et orangée qu’on croirait presque à un lever de soleil ! Alors que je m’étais assoupie à la belle étoile avec mon amoureux sous les couvertures, je me réveille en sursaut. Impossible d’avoir dormi si longtemps ! Quelque chose d’anormal vient inévitablement de se produire ! Nous dormions depuis à peine trente minutes; il faisait encore nuit.

Pourtant, devant nos yeux, le jour, la lumière, comme si le soleil faisant de l’insomnie avait décidé de défier la nature. Il transperce nos paupières. Nos paupières lourdement endormies par l’effet du bon vin ! Le bon vin qui avait coulé à flot lors d’un repas imprévu pris en compagnie de ma famille, cette même famille qui, ce soir-là, sans le savoir nous avait sauvé la vie !

L’étonnement nous bouscule jusque devant la maison, là où l’on observe le spectacle qui s’intensifie au loin au-dessus de la ville. Mais qu’est-ce que ça peut bien être ?! Je me rappelle, il y a quelques années de cela, nous avions vu une intensité semblable se manifester en plein ciel alors qu’une explosion majeure avait eu lieu dans une entreprise locale. Pourtant cette fois-ci, la lumière semblait provenir plutôt du centre-ville.

Mordue d’astronomie, je me dis que c’est peut-être un phénomène astronomique justement. J’appelle aussitôt à l’Observatoire pour valider ma théorie. Malheureusement, le ciel est couvert de nuages à la montagne et l’équipe en place n’a rien pu discerner dans le ciel.

Notre curiosité nous incite à aller voir nous-mêmes et au moment d’entrer prendre les clés du véhicule à l’intérieur, la sonnerie de mon cellulaire retentie. Je réponds immédiatement, un peu surprise et inquiète de recevoir un appel à cette heure de la nuit. À peine aies-je pris la ligne que j’entends une voix effrayée, celle de ma mère qui me cri à tue-tête : Annie, Annie, la ville est en feu ! Le train, le train Annie ! Le feu, le feu ! Le train a foncé dans la ville, la ville a explosé !!!

L’effroi est total ! Une véritable décharge électrique me traverse à cet instant ! Je suis prise de panique ! Ma fille ! Ma détresse est insupportable ! Ma fille, ma seule et unique fille est allée à une fête avec des copains ce soir et a décidé de coucher à la maison plutôt que de revenir chez mon amoureux avec nous. Ma maison se situe à 7 minutes de marche du centre-ville, ce centre-ville devenu proie du train dévastateur.

Steve prend ses clés, démarre en trombe. 140 km, vers cette vision d’apocalypse, comme si la mort nous poursuivait alors qu’on espère en silence que ma fille, ma Rosalie soit toujours en vie. Je tente désespérément de l’appeler sur son cellulaire, mais la nervosité me fait trembler de façon à ce que mes doigts n’arrivent même plus à toucher le clavier. Engourdissement.

Je finis par composer son numéro. L’attente est interminable. Aucune réponse. Alors que je referme mon appareil, la sonnerie se fait entendre une fois de plus. Ma mère souhaite me rassurer; Rosalie est en sécurité chez ma sœur Michelle. Elles nous attendent avec impatience. Je le sens, mon cœur s’est arrêté pendant quelques secondes !

Pendant qu’on roule vers la ville, la seule image qui nous vient en tête, c’est un de ces films de Bruce Willis. Vous savez, DIE HARD, ces films dans lesquels on voit des explosions impossibles à imaginer ailleurs que sur un plateau de tournage. Et pourtant, c’est là, devant nous, là que l’horreur se déroule.

Tragédie du Lac Mégantic - Photo prise par David Charron

Ma ville, ma si belle ville qui brûle, mais qui s’éteint à la fois ! La ville qui m’a vu grandir, celle que j’ai choisie pour élever mon enfant parce que c’était un endroit paisible et où il faisait bon vivre ! Ma ville était là, devant mes yeux, criant la détresse de se voir décimer dans un feu plus ardent même qu’en enfer !

Arrivés chez ma sœur, la famille est de nouveau réunie. Démunis de ne pouvoir faire quoi que ce soit, nous restons là à regarder le triste spectacle, comme un mauvais cauchemar duquel nous n’arrivons plus à sortir. Et comme si ça ne suffisait pas, tout à coup, un vrombissement soutenu, une gigantesque détonation… l’explosion des DOT-111 qui a détruit non seulement 47 vies, mais aussi toute une communauté et une région, tout un patrimoine et une histoire ! Notre mémoire à jamais marquée par cette épaisse fumée noire qui monte au ciel et notre HIROSHIMA, ce champignon de feu devant nos yeux qui propulse son énergie destructive jusqu’à nous. En fermant les yeux, je peux encore sentir la chaleur qu’elle a produite sur ma peau.

Le train d’enfer, celui qui a amené avec lui amitiés, amours, des milliers de souvenirs enfouis sous les décombres de notre ville. La crainte qu’on allait tous y rester flottait autour de nous.

Sur les réseaux sociaux, on réalise rapidement que les gens se cherchent les eux les autres. Des noms, dont le mien apparaissent devant nos yeux. Je confirme alors qu’on est sain et sauf, mais qu’on ne sait pas qui est allé fêter l’arrivée des vacances. On ne sait pas, sauf qu’on sait…on sait que ce soir-là, on devait être là !
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Les jours qui suivent défilent lourdement. On doit se tenir debout. Les bureaux de la MRC du Granit pour qui je travaille ont été détruits dans l’incendie ainsi que tous nos documents, nos archives…plus aucune trace de notre passé sinon que des cendres. Je dois prendre une grande décision avec mon patron. Nous sommes en pleine organisation d’un événement majeur qui se tiendra sur notre territoire et dans deux autres MRC, l’URQ, un genre de congrès du monde rural. Comme je suis la personne en charge au niveau de notre organisme qui dirige avec d’autres partenaires ce projet, je dois évaluer si nous poursuivons cette aventure; nous venons non seulement de vivre une tragédie, mais une dizaine de lieux dans lesquels les conférences et repas devaient se tenir ne sont désormais qu’histoire du passé. Les idées se bousculent dans ma tête. Après ce que nous venons de vivre, nous ne pouvons nous permettre de nous passer de la visite de ces quelques 350 participants qui ont choisi de venir découvrir notre belle région. Nous avons besoin d’eux, besoin d’eux pour nous reconstruire. Je n’ai pas peur des défis, ma vie en est remplie ! Nous allons démontrer à la face du monde que nous sommes résilients, que nous allons la surmonter cette épreuve-là !

J’aurais pu choisir de sombrer dans la déprime comme plusieurs. Après tout, je venais de perdre TOUS mes repères; je n’avais plus aucune racine, mais j’ai choisi consciemment que j’allais faire de cette tragédie une occasion de me réinventer, de me dépasser et de soutenir une communauté qui en avait grandement besoin. Ma décision n’enlève alors rien à ce qui m’habite alors, mais je suis une battante et je ne pouvais abandonner ma région.

Annie Charron à la soirée de clôture URQ en 2013

Notre semaine d’activités se déroule rondement malgré tout. Les gens étaient touchés et d’une grande sympathie envers nous, mais ils étaient encore plus reconnaissants de pouvoir nous soutenir de par leur présence.

Je me rappellerais toujours la soirée de clôture du jeudi, alors que nos 350 participants, ministres et élus du Québec, de France et d’Afrique étaient réunis dans une salle de Lac-Mégantic afin de festoyer et de célébrer la réussite de notre événement. Pendant que les gens échangeaient entre eux dans l’attente du mot de clôture que devait prononcer notre préfet, je me dirige en arrière-scène et vais le voir pour m’assurer qu’il a bien préparé son discours. Il me regarde et me lance : Annie, c’est toi qui a organisé cet événement, qui a su le tenir à bout de bras malgré ce qu’on traverse, c’est toi la mieux placée pour savoir quoi leur dire et comment les remercier de leur présence cette semaine. Je sais que mon teint a dû changer drastiquement de couleur, car je sentais mes joues bouillir. Prononcer un discours de clôture devant non seulement un nombre aussi important de participants, mais d’autant plus, devant des ministres sans même m’être préparée… ma bouche était déjà à coup sûr complètement déshydratée ! Mais vous savez quoi… j’ai décidé consciemment que j’allais le faire. Mon patron venait de me démontrer par son geste toute la confiance, l’estime et le respect qu’il avait envers moi. Je devais saisir cette opportunité de me dépasser une fois de plus. Dire non seulement à ces gens comment leur présence avait été un baume sur notre souffrance, mais dire aussi à ma ville, ma si belle ville comment je l’aimais et que j’allais la soutenir pour qu’elle puisse revivre de nouveau.

L’émotion que ma voix a su transmettre ce soir-là a dû être à la hauteur de ce que je vivais intérieurement, à ce instant précis, car encore aujourd’hui, il m’arrive de me faire parler des paroles que j’ai prononcées, mais surtout, de la résilience dont j’ai fait preuve en m’oubliant un peu afin de permettre à des gens de venir vivre une semaine mémorable chez nous et de contribuer à la renaissance de notre ville.
J’ai compris depuis toute la force qui m’habite, la foi que j’ai en l’avenir, ma capacité de faire de mes épreuves des occasions de me réinventer. Et depuis le jour de mon fameux discours, grâce à cet homme qui a vu en moi ce que moi, je ne voyais pas à ce moment-là, j’ai choisi consciemment de partager mon savoir et d’encourager les gens à affronter leurs épreuves d’une façon différente pour qu’ils puissent eux aussi faire un changement important dans leur vie et qu’ils y voient une occasion de se réinventer, non pas de s’arrêter là, là où le train a lui, décider que ça s’arrêtait ! Vous… vous êtes-vous arrêtez sans même en prendre conscience ?

Annie fait la paix avec la tragédie du train